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HISTOIRES TRES INSOLITES

Le pêcheur d'anguilles

La canicule étouffante de ce mois de juillet faisait fondre les 
estivants sevrés durant dix mois de chaleur et de lumière.
Une brise indolente agitait à peine la ramure des arbres, dont l’ombre providentielle était prise d’assaut.
Imperturbable, l’astre radieux dispensait ses rayons sur les peaux découvertes et tout déplacement ne devait se concevoir qu’aux heures matinales,
afin de se prémunir de souvenirs cuisants.
Avec le flair propre à ceux dont l’expérience n’est pas un vain mot, Monsieur Dubois s’affairait, le nez au ras du sable.
Pêcheur très avisé, n’ignorant rien du goût de ses victimes, il n’hésitait pas à s’embourber dans d’immondes cloaques, pour pouvoir extirper de gros
vers boudinés, cassants comme du verre.
Fort de ses appâts, il tentait d’abuser les mulets en vadrouille égarés dans le port.
Pour le crabe, il se servait d’encornets ou de restes de poulets, dont l’odeur délicate faisait fuir les badauds.
D’intrépides décapodes perdaient ainsi la vie pour de menus morceaux d’un festin frelaté.
Cependant, malgré ces taquineries halieutiques, monsieur Dubois s’était spécialisé. On le disait expert, dans la recherche vaseuse, dans le bourbier fongique et
le crassât herbeux.
Il traquait sans les voir, toute la faune rampante dans les vasières longeant les Esteys : anguilles, carrelets, lamproies et bien d’autres encore y trouvaient le trépas,
se pensant à l’abri dans l’élément visqueux…
Dans un recoin de sa remise, une armoire hérissée de cadenas abritait un râtelier dont il n’était pas peu fier.
Il se sentait l’égal de ces rétiaires ou de ces mirmillons, qui pour les besoins du spectacle se trucidaient aimablement.
Les initiés, seuls, avaient accès à la collection complète de foënes acérées dont l’efficacité ne se discutait pas. Tel un chevalier qui montrait sa rapière,
il se devait de faire couler le sang en appliquant son pouce récalcitrant sur les dards meurtriers.
– Tu vas voir ! disait-il à son fils. Je pense que demain
nous sera profitable ; le temps est orageux ; à nous les belles prises !
Il sentait, à cette évocation, son palais s’émouvoir. Il se voyait déjà, dégustant les yeux fermés, sa matelote d’anguilles, la main fermée sur un verre de blanc frais
qui lui réjouirait le palais…
Mais une ombre insidieuse assombrissait ses agapes futures et ternissait par avance le plaisir attendu : Son fils, et c’était son souci, n’appréciait guère ces hécatombes barbares, car il aimait trop les animaux pour les vouloir manger…
Rien n’était perdu, il en avait conscience ; sans doute à force de patience d’amitié et d’amour, parviendrait-il à le convaincre !
Il lui rappelait sans cesse :
– Qui peut affirmer qu’ils souffrent, lorsqu’ils sont harponnés ?
Les entends-tu crier ? Et puis - il se fit enjôleur - souviens-toi des lamproies à la bordelaise, cette chair savoureuse qui vous fond dans la bouche ! Tu n’étais
pas le dernier à te régaler, souviens-toi, mon garçon !
Une clarté blafarde annonçait l’aube et déjà un concert mélodieux saluait le jour nouveau.
– Allez fiston, debout ! Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt !
– Mais papa, il n’est que six heures !
– C’est déjà presque trop tard, la marée va monter et
les anguilles remontent à la surface ! Grouille-toi, ton petit déjeuner refroidit dans la cuisine…
Le Bassin d’Arcachon, car c’était lui, apparut dans toute sa beauté matinale. Les premiers rayons du soleil caressaient le ventre plat de la plage d’or fin et venaient
ourler de mille étincelles les boucles vertes du varech. (du temps où il y en avait encore)
Tout au bout de l’horizon, une bande bleutée sourdait de l’infini.
D’un seul mot, le père résuma la situation :
– Elle monte, fiston !
Il serra convulsivement le manche lisse de son arme.
– Tu vas voir !
Quelques mouettes décrivaient dans le ciel des cercles indolents.
Le sable frais de la plage fit place aux algues filiformes et les pieds de nos héros s’enfoncèrent bientôt dans la vase noirâtre.
Monsieur Dubois, maintenant à l’ouvrage, lardait la boue de puissants coups de l’instrument fatal. Il ahanait en fouillant le sol et son visage se constellait de
projections qui ne le gênaient pas.

Chercheur d anguilles 2

De temps à autre, lorsqu’il ne voyait plus, il s’essuyait les yeux d’un revers de poignet.
L’enfant, lui, avec un petit filet de pêche s’amusait à poursuivre les crevettes prisonnières des flaques d’eau abandonnées au jusant. Il se divertissait du
chuintement de la boue à chacun de ses pas.
Non loin de là, monsieur Dubois dans l’exercice de son art ne faisait pas de quartier.
Les évadées des Sargasses se laissaient perforer ignorant le danger. La bourriche de fil de fer se remplissait rapidement et les anguilles blessées se nouaient entre elles comme des serpents.
La mer montait, rasant les tumulus des vers arénicoles et de grosses bulles oblongues se libéraient du fond.
– Tiens, regarde, elles sont là ! Et floc ! Il vous
balançait sa fourche et remontait invariablement un corps torturé qui s’enroulait désespérément autour des pointes de fer…
L’enfant regardait ailleurs ; il admirait l’onde porteuse qui faisait vaciller les coques des navires de faible tirant d’eau.
– Viens vite, petit !
Le temps s’arrêta. La marée suspendit son mouvement et les mouettes se posèrent.
– Je crois que c’est un carrelet et je le suppose de belle taille ! Pour le moment il ne bouge pas mais je suis beau joueur, je vais lui laisser une petite chance !
Regarde cette belle chair rose ; celui-là, je me le réserve, c’est une petit carrelet. Je le ferai au four et je le dégusterai nappé d’un jus de citron !
– Tu ne vas pas le tuer papa, il est vraiment très beau !
– Je vais me gêner !
Et aussi sec, il abattit sa foëne avec un han ! de bûcheron.
Un hurlement à glacer les palourdes dans leur coquille se répandit dans l’espace.

 
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